12 bonnes raisons de lire des albums aux tout-petits
par Luce DUPRAZ
1) Nourrir les enfants de la
langue du récit
Il
y a aujourd’hui faillite du langage : près de 80 % des enfants qui sortent
du Cours Préparatoire sans maîtriser la lecture ne rattraperont jamais leur
retard, d’où la nécessité d’intervenir avant, durant la petite enfance.
Trop
d’élèves de collèges situés en zones déshéritées se débattent avec 500 mots.
Incapables d’abstraction, ils se construisent un monde simple, manichéen :
blanc / noir, les bons / les méchants.
Ils
succombent aux propagandes véhiculées par les réseaux sociaux, prêtent
l’oreille aux thèses complotistes. Comment sortir des slogans et des schémas,
de la pensée binaire, de « la pensée de l’ordinateur » que dénonçait
le psychiatre Tony LAINÉ ? Comment former à l’esprit critique et au
discernement, à l’art des nuances, sinon en transmettant la langue comme une
école de complexité ? Le récit riche en mots permet de dire les choses
dans leurs infimes nuances.
La
langue du récit est décontextualisée ‒
tout le sens est contenu à l’intérieur de l’histoire ‒ et intemporelle : hier, comme aujourd’hui et
demain, le récit reste en place ‒ on
parle alors de la permanence de l’écrit ‒,
inchangé.
Elle
diffère du langage quotidien tout aussi nécessaire : il n’est pas question
de parler comme dans un livre pour exprimer les actes de la vie courante. Ce
langage contextualisé est elliptique car une bonne partie du sens échappe à
l’énonciation, il est implicitement inclus dans l’acte commenté :
« mets ton bonnet » ne peut s’entendre que parce que l’enfant va
sortir et qu’il fait frais ou froid dehors. On se comprend à demi mots. C’est
le langage du présent vécu, souvent sur le mode de l’injonction des adultes
envers les enfants : « dépêche-toi », « fais tes
devoirs », « finis ton assiette », etc.
Le
problème c’est lorsque ce langage devient le seul manié par les adultes et les
enfants, et que la langue du récit s’étiole, dépérit, disparaît, et avec elle
les possibilités de rêve, de poésie, d’imaginaire.
La
langue du récit transporte le tout petit ailleurs. Arrêtons-nous sur « il
était une fois » qui inaugure les contes. Cette formule n’a rien
d’historique, mais précède l’enfant par l’emploi de l’imparfait
« était », l’adosse à un temps long, le place dans une longue chaîne
d’humanité.
« Une
fois » renvoie à un événement unique, particulier, original, à nul autre
pareil, comme une lumière dans l’obscurité des mailles du temps.
Le
bébé est très sensible à la musique de la langue, celle des berceuses, des
comptines, des jeux de doigts relayés par les récits contenus da ns les albums. Un langage de
fantaisie (cf. le non sens de « la souris verte ») que les médecins
rationalistes du XIXe siècle voulaient supprimer en incriminant les
nourrices.
La
langue du récit c’est une ligne mélodique qui flirte avec le mystère des mots
tombés en désuétude (« tire la chevillette et la bobinette cherra »)
ou inventés (cf. Claude PONTI) ; ces mots dont le sens résiste, attisent
la curiosité, nourrissent l’imaginaire, parsèment le récit de noyaux d’opacité.
La
langue du récit aime le passé simple, le subjonctif. C’est celle du temps long
(berceuses et comptines immémoriales, proverbes et dictons de notre socle
rural), du temps perdu, de l’inutile et pourtant essentiel. C’est une langue poétique,
avec ses assonances, ses allitérations, ses rimes, ses refrains, ses
ritournelles, ses onomatopées, ses histoires randonnées à répétitions
additionnelles, son rythme.
La
langue du récit offre un découpage temporel, des constructions, des tournures
définies. L’histoire est cohérente avec un début, des péripéties et une fin
heureuse. La langue du récit c’est la permanence de l’écrit. Pas question de
changer un mot si l’histoire est bien écrite, et le jeune enfant ne manque pas
de le faire remarquer. Unité du texte, diversité des voix, des lecteurs. Car la
langue du récit s’incarne. La situation de lecture est souvent ritualisée
(l’histoire du soir au moment du coucher pour les parents, la mise en place par
la lectrice). L’ambiance sonore, le toucher du livre, les images, le parfum de
la lectrice, le son de sa voix, les rêveries vont s’imprimer chez le tout
petit, tous ses sens mobilisés en même temps que les mots de l’histoire.
2) Mettre en route la pensée
La
lecture, en accompagnant le développement de la pensée, est une prévention de
la violence gratuite et aveugle. Quand la lectrice commence en disant
« écoute » suivi d’un petit silence, elle sollicite l’attention. Elle
mise sur la curiosité, chaque fois qu’elle tourne une page, suspend le temps.
On attend. Le ressort de la curiosité c’est aussi la surprise, la loufoquerie,
devant des intrigues, des devinettes. L’histoire mobilise l’imagination. Nombre
d’opérations mentales s’offrent dans les albums et d’abord la nomination
si importante ; la précision des termes ouvre le jeune enfant au monde
(cf. les imagiers mais pas seulement).
L’enfant
désigne, montre du doigt l’image. L’énoncé de l’objet absent se réfère à une
représentation mentale.
S’y
ajoutent le fait de discriminer (c’est-à-dire de distinguer : le
petit du grand ; le gros du mince ; le vide du plein ; le près
du loin ; le blanc du noir ; le détail de la vue d’ensemble ;
les différentes couleurs ; les contraires), l’énumération, le
classement, la comparaison, l’observation, le repérage, la
mise en relation, les répétitions additionnelles (qui entraînent la
mémoire), la récapitulation (une opération essentielle pour la
mémorisation ; nombre d’albums la pratiquent à la fin, souvent sous une
forme créative), l’élaboration d’hypothèses (permise quand on tourne une
page : suspense ! Il peut y avoir plusieurs niveaux de lecture),
l’ambiguïté (certains textes particulièrement complexes se prêtent au doute, à
différentes interprétations, au questionnement ; cf. Je vais me sauver, La
moufle, Le canard fermier). Enrichir son vocabulaire c’est élargir son univers.
Certains
albums riches de sens appellent lectures et relectures, un sens qui se
construit dans la lenteur, la répétition, l’hésitation. La concentration
s’effectue peu à peu. On l’évalue à la diminution de l’agitation et du niveau
sonore dans les lieux de lecture (bibliothèques, salles d’attente de PMI).
L’humour est souvent développe, c’est-à-dire la perception d’une incongruité,
lorsqu’il y a rupture de l’horizon d’attente du lecteur.
À
travers la multiplicité et la diversité des albums, les jeunes enfants ‒ si, au-delà des apprentissages scolaires, on
continue à les familiariser avec la langue du récit ‒ vont accéder un jour à leur propre parole, à leur
propre pensée, leur permettant de dire « je ». Penser par soi-même
est un résultat, le fruit d’une longue fréquentation de la pensée des autres.
Sinon c’est une pensée préfabriquée, une opinion, un prêt à penser.
L’imprégnation des pensées, des sentiments nourris par la lecture à voix haute,
assimilés, lui viendront spontanément comme une seconde nature car il les aura
fait siennes.
3) Contribuer à la sécurité de
base de l’enfant
La
sécurité de l’enfant, tant psychologique que culturelle, est actuellement fort
malmenée. Or, l’enfant a besoin d’un « abri sûr pour grandir sans être
dérangé » (Hannah ARENDT). Il a droit à l’insouciance. La sécurité de base
fonde l’autonomie ultérieure de l’enfant. Les enfants mal protégés, autonomes
trop tôt, risquent plus tard d’avoir du mal à se détacher.
Cette
sécurité se construit sur la relation confiante avec la mère et les autres
proches, adultes fiables, prévisibles, assurant la continuité des soins avec
amour.
La
prévisibilité est due à la régularité. Les rites l’instituent. Une
séance de lecture est encadrée, à l’entrée comme à la sortie d’un rite
(formulette, comptine par exemple). Il introduit à un autre temps, soustrait à
la banalité du quotidien pour emmener l’enfant vers un ailleurs.
Le
rite du coucher (chant, poème, histoire) joue le rôle de réassurance par
rapport aux peurs de la nuit, aux angoisses d’abandon.
La
prévisibilité c’est aussi celle de la langue du récit : les mots restent
disponibles, toujours à la même place. La langue s’impose à tous les adultes
qui lisent la même histoire, hier comme aujourd’hui ou demain. La langue est
fiable. D’ailleurs l’enfant réagit au moindre mot changé.
La
régularité c’est celle des refrains, des ritournelles qui massent l’âme de
l’enfant, lui font anticiper la suite de l’histoire.
L’enfant
a besoin d’avoir un nom, une place, d’être inscrit dans une famille, une
filiation, une généalogie, une histoire, d’être introduit dans un monde qui lui
préexistait (cf. la pensée d’Hannah ARENDT). Nombre d’albums soulignent cette
nécessité et donc la font ressentir tant des enfants que des adultes lecteurs.
Ils participent à la « nidation culturelle » de l’enfant,
c’est-à-dire cette enveloppe de signes, de paroles, d’échanges qui entoure le
bébé dès sa naissance, le leste pour lui donner son poids d’humanité. Tony
LAÎNÉ a forgé le concept de « nidation culturelle » au constat
d’enfants très mal protégés d’eux-mêmes, surexposés au bruit et à la fureur du
monde, bombardé d’images, soumis aux « barbaries de l’efficace »,
entraînés dans un rythme de plus en plus rapide. Peter Pan, ce héros de la
« vidéosphère » (Régis DEBRAY), sans attache car il n’a pas été bercé
d’histoires, s’envole pour le pays du « jamais jamais ». Il persuade
Wendy de le suivre pour, justement, qu’elle raconte des histoires à ses
compagnons et à lui-même.
4) Élaborer la vie intérieure
Qu’est-ce
qui va constituer le noyau dur de l’individu, ce qui fait qu’il est un être
unique ? Il s’élabore à partir de « l’espace potentiel » du
bébé, métaphore imaginée par WINNICOTT pour désigner l’espace du jeu, de la
créativité, de l’expérience culturelle, où prennent naissance la pensée
mathématique, philosophique, artistique, religieuse (Tony LAÎNÉ). C’est
l’espace du rêve, de la poésie, de l’imaginaire. L’espace potentiel permet au
tout petit de résister :
-
aux pressions externes de la famille, de l’école, des règles sociales qu’il
doit, certes, nécessairement intégrer mais avec effort et contrainte ;
-
aux pressions internes de ses pulsions et de l’impossibilité de nommer ce qui
déborde en lui.
Les
albums offrent maintes possibilités d’entretenir cet espace potentiel. D’abord
celle de rire aux bêtises des personnages, car la bêtise (se tenir mal à table,
renverser son bol...) c’est l’espace d’une liberté caractérisée par le refus du
pouvoir de l’adulte contraignant. Plus les bêtises sont grosses, plus c’est
jubilatoire pour l’enfant compensant sa faiblesse de petit opprimé par les
adultes. Il peut jouer avec la réalité, avec les limites, éprouver comme le
héros un sentiment de toute puissance.
Ensuite
l’album donne place au monde émotionnel. Par la mise en mots et par l’image, il
permet d’élaborer la jalousie, la colère, l’agressivité, l’angoisse d’abandon,
de dédramatiser des sentiments négatifs. Il est apaisant de les repérer chez
les personnages, de ne plus se sentir seul et coupable de les avoir éprouvés.
Cela soulage de retrouver des questions angoissantes, de légitimer des désirs
inavouables (« Sont-ils mes vrais parents ? », « Je
voudrais changer de parents », « tuer ma petite soeur »,
« fuir la maison »...). Sans cette mise à distance par l’album, ces
émotions violentes risqueraient de submerger l’enfant, de se décharger
sauvagement.
L’espace
potentiel permet de prendre du recul, d’élaborer des hypothèses, donc d’éviter
de répondre directement par la violence aux stimuli extérieurs perçus comme
agressants (« Il m’a regardé de travers, je cogne » au lieu de
s’interroger « Ce n’est peut-être pas à moi que ce regard
s’adressait », « il a des excuses et cela m’indiffère », etc.).
Cet
espace potentiel est à entretenir tout au long de sa vie. On voit combien il
manque cruellement à un certain nombre d’adolescents et de jeunes aujourd’hui.
On tient là un enjeu majeur de prévention de la violence.
La
lecture d’albums entraîne la mémorisation. Ce qui est gravé dans la
mémoire ‒ et donc susceptible d’être
remémoré ‒ garantit la stabilité du
moi, assure la sauvegarde du noyau de l’individualité. Personne ne peut vous
enlever ce que vous savez par coeur. Evguénia GUINZBOURG, prisonnière du Goulag
dans l’extrême Orient sibérien, dépossédée de tout, sauf des poèmes appris dans
sa vie d’avant, disait à propos d’eux : « Je possède un trésor que
personne ne peut m’arracher. »
Garder
en mémoire est un enjeu essentiel, aujourd’hui que les savoirs sont extérieurs
et disponibles à tout moment sur Google, Wikipédia, etc. Regardons la facilité
avec laquelle les jeunes enfants retiennent d’eux-mêmes, sans qu’on le leur ait
suggéré, des passages entiers d’histoires. Au lieu de les laisser se farcir la
tête de slogans publicitaires, encourageons-les très tôt à apprendre des
poésies, en misant sur leur formidable capacité de mémorisation.
Ce
noyau dur de la personne interdit à quiconque ‒ et notamment au lecteur ‒
d’interroger l’enfant sur ce qu’il a ressenti ou retenu d’une lecture. L’enfant
n’en a pas la même interprétation que l’adulte. Il faut lui laisser du temps
pour assimiler, incorporer ce qu’il a entendu, à sa manière et à son rythme. Il
n’a pas à être questionné mais, bien entendu, le lecteur peut (doit ?)
répondre à ses questions.
Ainsi
faisant on n’est pas dans l’air du temps qui s’accommode de l’exhibition, exige
la transparence. « La transparence qui meurtrit le secret des êtres et les
mystères du monde ne nous fait donner que sur le vide » (Philippe DE SAINT
ROBERT).
Force
est de reconnaître que l’élaboration de la vie intérieure est devenue
problématique aujourd’hui. Les enfants sont sans cesse tirés hors d’eux-mêmes,
sollicités par les bruits, les images, dans un renouvellement incessant.
Comment faire contrepoids à « l’hybris technologique » (télévision,
consoles vidéo, smartphones...) sinon en encourageant le jeune enfant à un
retour sur soi, à la méditation, au rêve, à l’imaginaire, à ne pas craindre
l’ennui.
Jacques
ATTALI, en évoquant les perspectives 2030, souligne que le principal problème
dans l’éducation, c’est d’obtenir dix minutes de concentration, c’est-à-dire la
capacité de se centrer, d’entendre et de s’entendre. Des exercices de
méditation sont d’ailleurs expérimentés dans quelques écoles maternelles.
Plus
le contexte est violent, plus il est vital de maintenir des espaces de répit,
de rêverie, de pensée, d’humanité.
5) Permettre à l’enfant de se
faire l’historien de sa propre histoire
Pour
Tony LAÎNÉ, c’était là le travail principal de l’enfant : « s’éprouver
entier, unique et du genre humain » (WINNICOTT), avoir le sentiment de sa
propre continuité, suivre le fil de sa vie comme le fil du récit. Il faut du
temps pour que l’enfant se souvienne et se remémore ses souvenirs ; c’est
pour cela, entre autres, qu’il demande la même histoire. Pour que l’enfant
construise le récit de sa propre vie, il lui faut puiser des signes dans les
paroles (et les silences) de ses parents et de ses proches, dans les albums
aussi. Nombre d’entre eux racontent des romans familiaux, des points de vue
d’adulte sur la vie, sur le monde. À charge pour l’enfant de s’en emparer, de
transposer, de mettre en ordre, en cohérence les petits bouts recueillis et
ainsi de donner sens à sa propre histoire.
On
voit l’importance du récit continu : on tient le fil. Or, on constate que
de plus en plus d’albums ‒ magnifiques
par ailleurs ‒ tournent le dos au
récit au profit de superpositions d’images discontinues. On peut le regretter.
6) Transmettre : une
impérieuse nécessité
La
notion de transmission suggère l’idée d’une continuité par delà la rupture des
générations, assurant ainsi la survivance d’une génération dans les suivantes.
Le récit d’enfance plonge ses racines dans le passé (berceuses, comptines,
contes...). Il est question de loups, de fées, d’ogres et de sorcières, ce qui
renvoie à un passé mythique. Le lecteur transmet une histoire écrite il y a
longtemps ou aujourd’hui, peu importe. Il est dans son rôle de passeur. Ainsi
contre le zapping, l’instantané, la dictature du présent, la liquidation du
passé, la littérature d’enfance offre une méditation sur le temps. Elle promeut
des rituels, institue un temps d’attente, exige un rythme lent accordé à celui
de la vie intérieure, de la patience à l’égard de jeunes enfants jamais
rassasiés de la même histoire. Renoncer à transmettre sous prétexte de liberté
(que le passé ne pèse pas sur les épaules de nos descendants) c’est couper
l’élan de la vie.
Par
bonheur nombre d’albums abordent la question de la transmission familiale à
travers les personnages de parents et de grands-parents, de quoi donner l’idée aux
lecteurs d’en faire autant.
7) Développer la capacité
d’autonomie des jeunes enfants
Il
faut les voir choisir leurs albums, résister à d’autres propositions, mettre
leurs mots sur les images, ponctuer la lecture de gestes, d’exclamations, de
reprises d’onomatopées ou de refrains, revenir vers les mêmes albums d’une
séance à l’autre. Ils manifestent goûts et dégoûts très tôt. Ils s’approprient
corporellement le texte et l’image qu’ils caressent.
La
lecture les met en position active de recherche puisqu’elle repose sur les
solutions apportées aux hypothèses provisoires formulées dans le parcours du
texte : suspense ! On prend le temps de tourner la page pour vérifier
l’hypothèse. Rien de tel avec les images des écrans qui défilent rapidement et
n’autorisent pas toujours, pas souvent, de retour en arrière. « Il ne faut
pas laisser les enfants se noyer dans les écrans » (Susie MORGENSTERN,
autrice-illustratrice dans le numéro de juillet / août / septembre 2016 de L’Enfant et la Vie, p.19) car il devient
passif, spectateur de sa vie et non acteur.
8) Ouvrir au sentiment d’altérité,
à l’empathie
L’imagination
que suscite la lecture lui permet de se mettre à la place d’autrui, de
s’identifier à celui qui souffre, de compatir à ses peines, de se réjouir de ses
succès. Elle lui permet de se représenter les choses, d’expérimenter sans
risque. Elle initie le petit enfant à la violence du monde sans le terroriser
et lui ouvre des alternatives.
9) Offrir à l’enfant la diversité
des mondes
En
ouvrant l’enfant à la diversité, la lecture oeuvre à la prévention des
inégalités culturelles, qui rend nécessaire les médiations interculturelles.
Les
auteurs sont d’origines multiples : Français, Anglais, Américains,
Japonais... Leurs univers uniques sont confondants d’originalité : le
monde rural ancien, la ville, le shtetl d’Europe centrale... On parcourt le
grand Nord, la steppe, la savane, le désert, la jungle ou la forêt
équatoriale... On explore le monde marin, le ciel... Le format des albums, le
matériau de la couverture, le grain du papier, la mise en page très aérée ou
très pleine, les graphies, les couleurs ‒
le noir et blanc seulement ou toutes les autres, les techniques (crayonné,
encre de Chine, pastel, aquarelle, lithographie, gravure sur bois,
photographie, collages, pliages, montages en 3 dimensions...) ; toute
cette diversité nous émerveille. Diversité aussi que l’on retrouve dans les
imagiers et autres albums bilingues.
10) Initier à la splendeur du
monde
La
lecture invite tous les enfants, sans discrimination culturelle, à contempler
la beauté du monde. « Ce qui est beau réjouit à jamais » (traduit le
vers de John KEATS « a thing of beauty is a joy forever »). La beauté
nous transcende et nous lie les uns aux autres. De plus certains albums sont
nourris de références esthétiques, rendant hommage à des peintres, s’inscrivant
dans des courants impressionniste, caravagesque, etc. Le jeune enfant trouve
dans les images en particulier la possibilité d’éduquer son goût.
11) Donner des leçons de
« vie bonne »
Les
albums ne cachent rien des difficultés de l’existence (la précarité, la
pauvreté, la fragilité, la maladie, le handicap, la vieillesse, la mort...)
mais ils chantent l’élan de la vie. En cela, ils contrebalancent la transfusion
aux enfants des angoisses parentales, sociales, médiatiques qui privilégient
les catastrophes. L’espoir est présent. Le courage et la persévérance sont
magnifiés. Certes, il y a des épreuves à traverser, des obstacles à surmonter,
mais à la fin le héros réussit. L’amitié, le don, l’entraide, la solidarité
sont valorisés. La patience est récompensée. L’accent est mis sur l’activité,
la créativité, le respect de la nature, voire la sobriété heureuse,
c’est-à-dire savoir se débrouiller avec peu de moyens.
Les
albums respirent l’optimisme et la joie : des facéties, des cocasseries,
des situations saugrenues ou grotesques, des surprises suscitent les rires.
En
résumé la vie est belle, elle nous comble de dons. Les histoires invitent à
l’émerveillement, à la gratitude. Savoir remercier, c’est se réjouir de ce que
l’on doit aux autres, à l’opposé des sentiments négatifs de frustration,
d’envie et de ressentiment.
On
ne peut que se féliciter de ces multiples messages d’humanité, à l’opposé du
conseil donné aux mères sur un site djihadiste : « ce serait une
bonne idée de commencer à entraîner votre jeune enfant au tir ».
12) Bénéficier de parents
disponibles
En
lisant une histoire ou en écoutant un lecteur, les parents disposent d’un
espace de rêverie, suspendent un temps leurs préoccupations et leurs soucis
quotidiens pour retrouver leur esprit d’enfance.
Conclusion
Lire
à voix haute des histoires aux tout petits est une activité politique, au
regard de ses nombreux enjeux. C’est un acte de résistance, contrepoids aux
maux de notre société :
1)
Il réintroduit le temps long à l’inverse de notre société qui a largué les
amarres du passé et de la tradition. Il réhabilite la lenteur au contraire de
l’accélération des rythmes et des activités : « il nous faut des
ralentisseurs » souhaite Paul VIRILIO ; lenteur qui s’accorde à la
longue maturation du développement de l’enfant. En filigrane, il appelle les
jeunes à la responsabilité de la continuité historique.
2)
Il s’élève contre le modèle de société de la transparence qui abolit la
distinction entre le domaine privé et la vie publique.
3)
Il esquisse ce que peut être une vie bonne, à l’opposé d’une vision
utilitariste, mercantile, de compétition et de performance.
Nota bene : L’album Si
tu veux voir une baleine, merveille de poésie, illustre plusieurs points
évoqués dans le texte de cette intervention.