samedi 12 octobre 2013

Baby-Loup interpelle François Hollande


Veuillez trouver ci-dessous la lettre ouverte de notre équipe au Président de la République, parue ce jour dans Marianne. Vous pouvez soutenir cet écrit ou réagir à son contenu en écrivant au Courrier des Lecteurs du journal à l'adresse suivante : lecteurs@journal-marianne.com

Nous vous rappelons que la pétition déposée par EGALE en mars dernier, pour que les crèches de statut privé subventionnées par l’État puissent respecter la neutralité politique et confessionnelle, peut toujours être signée à cette adresse. Elle a déjà accumulé plus de 20 000 soutiens !


Appel de Baby-Loup à François Hollande

 
Monsieur le Président de la République,

Le 28 mars dernier, sur l’antenne de France 2, vous avez publiquement manifesté votre étonnement suite au refus de la Cour de Cassation de valider le licenciement d’une professionnelle de notre crèche de Chanteloup-les-Vignes qui entendait imposer son voile islamique. « Dès lors qu’il y a contact avec les enfants, dans une crèche associative ayant des financements publics, il doit y avoir une certaine similitude par rapport à ce qui existe dans l’école, avez-vous précisé, ajoutant : Je pense que la loi doit intervenir. Il faut que nous posions des règles et il faut que ce soit un consensus. » Vos mots ont immédiatement redonné du souffle à notre équipe après plusieurs années de procès (qui n’en finissent pas puisque nous sommes à nouveau convoqués le 17 octobre devant la Cour d’appel de Paris). Enfin entendait-on un responsable politique prêt à résoudre ce paradoxe juridique inouï faisant qu’aujourd’hui en France, le droit protège mieux les initiatives privées religieuses que celles qui, comme la nôtre, entendent seulement ne pas l’être !

Pour mener à bien le chantier législatif alors promis, vous constituiez le 5 avril l’Observatoire de la Laïcité, avec pour feuille de route prioritaire le traitement de l’insécurité juridique mise à nue par notre affaire. Or, celui-ci a publié un rapport d’étape le 25 juin, sur la base duquel son Président, Jean-Louis Bianco, a déclaré dans Le Monde : « La France n’a pas de problème avec sa laïcité », affirmation étrange en ce qu’elle semblait mettre en doute l’utilité même de son institution. Si nous savons que le discours de M. Bianco était en vérité plus nuancé, sachez que cette phrase a fait beaucoup de mal dans les rangs de nos amis ouvriers du vivre-ensemble qui, chaque jour, nous appellent pour nous raconter les problèmes analogues de pressions religieuses auxquels ils sont confrontés.

Heureusement, les réflexions optimistes de l’Observatoire n’ont pas empêché le débat de se poursuivre, et des réponses aux soucis bien réels mis en lumière par le cas Baby-Loup d’émerger. Des parlementaires de droite ont ainsi conseillé d’élargir à l’ensemble du secteur privé le principe de neutralité, sans se rendre compte que c’était potentiellement légitimer l’exclusion ordinaire, et faire comme si l’influence se jouait de manière identique entre majeurs et mineurs, personnes autonomes et personnes vulnérables. Des parlementaires de gauche ont défendu l’urgence de protéger les jeunes des revendications communautaires en rendant public le secteur de la petite enfance, sans remarquer que la suggestion butait sur l’existence d’établissements confessionnels prétendant justement user de cette plasticité infantile pour y imprimer au plus tôt une marque identitaire. Des techniciens du droit, enfin, ont imaginé considérer la laïcité comme une « tendance » semblable aux religions, sans s’apercevoir qu’il y avait là une absurdité philosophique, confondant la neutralité avec de l’athéisme militant, et oubliant l’exigence républicaine de production d’espaces propices au respect (et si possible à l’amitié), dans lesquels les identités ne soient pas immédiatement visibles et les individus, préjugés.

Les limites de ces propositions, nous les avons senties grâce à notre expérience de terrain. C’est cette expertise modeste mais concrète qui nous oblige aujourd’hui à vous suggérer une autre voie, en parfaite cohérence avec notre Constitution, dont le premier article accole l’adjectif « laïque » à la République. Or, dire que la République est laïque, c’est pour nous affirmer bien plus qu’un devoir de réserve de l’État. C’est dire que la res publica, la chose publique, ce qui nous rassemble, est laïque ; que le fondement et l’horizon du peuple souverain sont laïques ; que si l’intérêt particulier peut être confessionnel ou partisan, et si l’État doit veiller à son respect, l’intérêt général doit viser l’au-delà de ce qui divise, car il est le garant du bien-être de chacun des citoyens, d’où qu’il vienne et quels que soient ses choix. 

Nous savons tous que cet intérêt commun ne peut se limiter à ce qui est juridiquement de droit public, pour au moins deux raisons : d’abord, dans notre société, théâtre de privatisations massives, les lieux officiels du vivre-ensemble tendent à se réduire ; ensuite, l’État, lourd de ses normes, n’a pas toujours la capacité d’invention nécessaire à la résolution des problèmes nouveaux qui s’invitent quotidiennement dans la vie des Français. Répétons-le : la crèche Baby-Loup, relais familial ouvert 24h/24, n’a pu être conçue qu'avec la souplesse d’une association loi 1901. Doit-on nier pour autant l’utilité publique de son modèle, en phase avec les diverses situations de parentalité et de travail qui font les familles contemporaines ? 

Or, vous le savez, il existe déjà un statut juridique, pour le moment surtout fiscal mais qu’on pourrait modifier, dont le but est d’identifier les entités privées au service du public : c’est la notion d’« organisme d’intérêt général », que même la Cour de Cassation nous a attribuée sans détour. Pour y prétendre, il faut être une structure non lucrative à visée sociale, dont les bénéfices sont réinvestis dans son champ d’action et dont la gestion est démocratique. On pourrait utiliser ce statut pour préserver des excès individuels une société civile au service direct des citoyens : il suffirait d’autoriser les organismes reconnus par l’Etat comme étant d’intérêt général à inclure dans leur règlement intérieur les dispositions de neutralité qui s’appliquent aux agents des services publics.

Cette solution simple résoudrait les problèmes soulevés par notre affaire, sans avoir à entraver le précieux dynamisme des expériences-pilotes associatives, autoriser la discrimination dans l’entreprise, remettre en cause les établissements confessionnels ou abandonner les autres secteurs. En outre, elle réaffirmerait la neutralité comme principe structurant essentiel du collectif citoyen sans impliquer une refonte du corpus juridique en vigueur. En somme, le « consensus » que vous appeliez de vos vœux.

Si on ne peut pas en vouloir aux juges d’appliquer les lois, on peut blâmer le législateur de ne pas modifier celles qu’il estime, de son propre aveu, lacunaires et injustes. « Là où il y a mission d’intérêt général, il doit y avoir une règle », déclariez-vous en mars dernier. Nous espérons que cette règle soit décidée assez tôt pour pouvoir être encore respectée. Que notre structure soit sacrifiée pour combler un vide juridique importe peu ; qu’elle le soit pour rien serait inadmissible. Tous les acteurs sociaux comptent aujourd’hui sur vous, Monsieur le Président, pour que soient enfin dissipées les ambiguïtés actuelles concernant la laïcité et que les conditions d’une société commune soient de nouveau réunies. Rappeler que cette notion est au principe d’une politique faisant le choix d’être fraternelle plutôt que fratricide, voilà bien une « mission d’intérêt général » qu’on est en droit de confier au premier citoyen que vous êtes.


Natalia Baleato et son équipe